Court récit sans titre. En réalité, le vélo n’a jamais existé. On pourrait alors le désigner comme une sorte de bâton relié à deux roues, mais cela serait revenir au même problème de “qu’est-ce la roue” ou “qu’est-ce le bâton”. De sorte, il était maintenant clair que le vélo n’était pas. Et pourtant, je roulais. Je ne marchais pas, je n’étais pas dedans (ou dessus) une voiture, ni dans un avion. Non, je pédalais paisiblement tout comme je pédalais lors de mon départ. Tel était alors la confrontation, pas forcément profonde, mais réelle, auquel je faisais face : le vélo n’existait pas, et pourtant je pédalais sur ce que, j’aurais dit auparavant, sur celui-ci. D’ailleurs soyons clair, je définis ici “vélo” ce qui, jusqu’à présent, était l’engin que j'admettais être sur auparavant. Aussi absurde que cette définition est (car elle supposerait que le vélo ait existé), elle prend sens dans la temporalité de ma croyance. En effet, il eut un temps, à peu près 5 min avant, où l’idée du vélo ne me dérangeait pas plus du fait que “je suis” ou que je respire. Le vélo existait dans mon subconscient, et j’ai appris à y croire lorsque j’étais petit, de la même manière que j’ai cru, en grandissant, au monde que j’observais et avec lequel j’interagissais. Le vélo était, et j’y croyais. Pourtant, j’étais maintenant pris d’une sorte d’effroi. Ce n’était pas une peur que je qualifierai de biologique : je ne suais pas, je n’avais pas de poussé d’adrénaline, et je ne me sentais pas comme une proie, au contraire, je continuais à pédaler tout en profitant de l’air frais qui frôlait mes joues. C’était une terreur intellectuelle ; ce qui m’avait semblé évident, ne l’était plus. Pourquoi le vélo serait-il ? Dans un premier temps, l'expérience prouvait que appuyer sur la pédale selon ma volontée faisait avancer l’engin, mais, dans un second temps, je ne pouvais pas simplement associer n’importe quelle pédale à n’importe quelle roue, et la faire avancer selon ma volontée à l’appui de cette première (et pourquoi dépendre de la pédale pour faire avancer la roue selon ma volontée, plutôt que directement faire avancer la roue par ma volontée ?) ; le vélo était non trivial, et pire encore, je n’y croyais plus. Alors pourquoi le vélo ? Et pourquoi pas l’autobus ? L’hélicoptère ? Ou même le bicycle !? Et malgré tout ces songes, je roulais. Toutes ces questions commençaient à me monter à la tête, je ralentis la cadence, m’arrêta. Je tins le guidon en main et me dirigea vers un proche rocher, sur lequel je pouvais exposer la source de mes soucis, qui me tirait presque un sourire sadique. Je contemplais minutieusement l’irréel. Je caressais du regard chacun des rouages complexes de l’intolérable, comme s’il s’agissait d’une œuvre divine. Mon regard se portait d’abord sur ses misérables roues en caoutchouc, raffermies par le bitume, et puis remontait sur sa chaîne en fer, grossièrement couverte de graisse, ses simples pédales en plastiques, salies par mes baskettes, et sa maigre barre en aluminum qui luisait sous le soleil, puis finit sur sa selle et son guidon, tout les deux dans une piètre imitation plastique de cuirs. Le vélo devait être une évidence pour celui qui avait conçu l'ingénierie de tout cela, mais moi, même avec tous les outils et matériaux pour, je serais probablement incapable d’accéder au vélo. Je me sentais humilié. Par sa simple présence, mon intégrité était tordue, et je faisais face, dans mon plus grand calme, à une absurdité qui m’arrachait. Je sentais la rage monter en moi. Comment a-t-on pu négliger cette partie dans mon éducation, ne rien m’expliquer, et manquer à me préparer au vélo ? Le vélo était imprégné dans la culture, invisible pour le grand public, et y apparaissait comme un phénomène surnaturel, le vélo était ex-nihilo. Néanmoins j'espérais que lorsque je serais rentré chez moi, je pourrais remonter la connaissance sur mon ordinateur, et peut-être, si Dieu m’en fait grâce, me réconcilier avec le vélo. Je scrutais, une simple pédale en plastique lentement vaciller à la brise du vent. Mais ici seul, face à face à l’inexplicable et l'insaisissable, si je voulais survivre cet affront, alors nécessairement je devais croire au vélo. Non pas que celui-ci retombe dans mon inconscient, cela était impossible, mais bien y prêter ma foi, et laisser apparaître le vélo. Et le vélo fut.